Nouvel Observateur, Trois documentaristes en colère, L’alter-cinéma frappe encore

Fils de Michael Moore et d'Albert Londres, ils dénoncent l'argent fou, l'hyperviolence en Colombie ou le pillage du Congo; voici des docus qui ne mâchent pas leurs images

Ils font du ciné-guérilla, montent des embuscades avec leurs caméras, piègent les puissants, dénoncent les canailles, fourrent le nez où il ne faut pas. L'un est viennois, l'autre colombien, le troisième belge : sans se connaître, ils ont le même but : faire crever l'injustice. Ce sont les croisés de l'alter-cinoche, les sales gosses du capitalisme pourrissant. Ils détestent le fric gris, les saprophytes, et sans se référer au Petit Trotski illustré ou aux oeuvres complètes de Kropotkine, ils analysent le monde actuel à coups de couteau.

Erwin Wagenhofer a réalisé «Let's Make Money», peinture hallucinante de la finance mondiale; le journaliste militant des droits de l'homme Hollman Morris est au centre de «Témoin indésirable», reportage de Juan José Lozano sur les contradictions brutales de l'Amérique latine; Thierry Michel a été voir de près les rouages des sociétés minières d'Afrique dans «Katanga Business». Trois films, trois regards, un seul combat : faire le ménage. Le constat est accablant : la moisissure est partout, et Dieu lui-même est bling-bling. Erwin Wagenhofer démarre «Let's Make Money» sur une citation de Mark Mobius, président de Templeton Emerging Markets, firme spécialisée dans les investissements du tiers-monde : «Le meilleur moment pour acheter, c'est lorsque le sang coule dans la rue.» Judicieux conseil : partout où les hommes s'entr'égorgent, Mobius place des dollars pour ses clients. Partant de là, le cinéaste déroule l'écheveau en posant des questions simples. Que veut-on dire quand on affirme que «l'argent travaille» ? Qu'est-ce qu'un fonds d'investissement ? Que fait la Banque mondiale ? Qui place ses sous dans les paradis fiscaux ? Comment ça marche ? Banquiers, traders, financiers, économistes, tous s'expliquent. Et peignent un portrait de cauchemar, en toute bonne foi. Un exemple : ces 800 000 maisons que l'Espagne construit annuellement en dévastant son littoral et ses réserves d'eau, à quoi servent-elles ? Personne n'y habite. La réponse est simple : elles sont là pour servir d'investissement à des fonds de retraite, rien d'autre. Leur fonction n'est pas d'être habitées, mais de fixer l'argent. Celui-ci n'est plus fonction du travail. C'est un produit, une construction de l'esprit, une pure invention, pour que les riches deviennent plus riches et que les pauvres soient spoliés. Le sang qui coule dans les rues, c'est celui des traîne-savates. Daniel Bouton, lui, est tranquille, rassurez-vous.

Dans «Témoin indésirable», de Juan José Lozano, l'analyse est encore plus virulente : Hollman Morris, journaliste armé de ses seules convictions, sillonne la Colombie, pays ravagé par un demi-siècle de barbarie. «La Violencia», c'est ainsi que les Colombiens désignent cette ère. Et Hollman Morris cherche les causes de cette violence, les remèdes pour lutter contre : il va au fond de la jungle pour rencontrer les paysans qui n'ont que quelques arpents de coca pour vivre; interroge les militaires, qui ferment les yeux sur les exactions des paramilitaires; croise le chemin des narcotrafiquants, qui ont corrompu tout le monde. Et derrière l'affaire Betancourt, qui masque tout le reste, Morris tente de voir ce qui motive les Farc. Le pouvoir central bloque toutes les issues, bafoue les droits élémentaires : «Or, sans négociation politique, il n'y a pas de sortie possible de ce chaos.» Hollman Morris est menacé, chaque jour. Ses amis journalistes ont été tués. Les titres de presse ont été éliminés. Chez lui, Morris est parfois obligé de sortir avec une vingtaine de gardes du corps. C'est un homme en sursis. En attendant, la Colombie s'enfonce.

Voici «Katanga Business», curieuse plongée dans les entrailles et le mécanisme de ces mines qui font la richesse du Congo : Thierry Michel, qui a déjà sillonné le pays pour ses films précédents («Mobutu, roi du Zaïre», 1999, et «Congo River», 2005), montre comment les Occidentaux reprennent des usines abandonnées, attirent des investisseurs et pillent ce pays richissime, laissant la population dans un dénuement affreux. Et les Blancs ne sont pas les pires. Il y a les Chinois. Qui, eux, importent leurs propres lumpen-prolétaires et se comportent en prédateurs absolus. Ce n'est pas tout : admirez Moïse Katumbi, le gouverneur de la province du Katanga, avec son chapeau de cow-boy et ses 4x4 luxueux. En voilà un qui aime bien faire son numéro devant la caméra, juste pour la frime. Pour le reste, on vous le dit, on vous le répète : business is business. Les pauvres meurent, comme d'habitude. Le Moyen Age, c'est aujourd'hui.

Trois cinéastes, tous fils de Michael Moore et d'Albert Londres : ils débrident les plaies, exposent les saloperies, martèlent le même message. Le feu a gagné le coeur de la machine, l'écroulement est proche. Mais rien ne change, ou si peu... Pendant l'incendie, la vente continue.

«Katanga Business», par Thierry Michel, «Let's Make Money», par Erwin Wagenhofer, «Témoin indésirable», par Juan José Lozano. En salles actuellement.

Le nouvel Observateur, 16 avril 2009

 

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