Thierry Michel est allé au Katanga et revient avec une étonnante saga industrielle. Car l'image est mode d'exploration du monde, d'immersion dans l'histoire des hommes. Katanga Business Est-ce un western ? Un thriller ? Une comédie ? Une tragédie ? Il y a de tout cela dans le nouveau film de Thierry Michel, véritable saga industrielle, parabole sur la mondialisation. Après son formidable voyage sur le fleuve Congo (Congo river), où il filmait la déliquescence de l'économie, le cinéaste belge s'arrête sur la riche province du Katanga, dont le sous-sol est un incroyable coffre-fort. Car là se dessinent, à coups de milliards de dollars, les nouveaux rapports économiques mondiaux et les nouvelles alliances stratégiques de l'Afrique. Pour ce faire, il se place à hauteur d'hommes et croise les destins des plus faibles comme des hommes de pouvoir sur fond de guerre économique et sociale, ayant convaincu les uns et les autres de devenir personnages de son film. Creuseurs cherchant de quoi survivre en occupant illégalement les concessions des multinationales minières, travailleurs légaux luttant pour des conditions de travail décentes, gouverneur richissime et adulé du peuple, PDG canadien, patron belge paternaliste, homme d'affaires chinois… On touche à la pauvreté extrême comme aux richesses les plus éclatantes, au capitalisme d'État comme au capitalisme boursier, à l'héritage colonial comme aux nouveaux « colons ». Replaçant chaque situation dans son contexte, refusant la langue de bois, Thierry Michel, qui va régulièrement au Congo depuis 17 ans, pose des questions, essaie une approche critique et personnalise formidablement le Katanga. Il rend un visage humain à des termes glacés comme pragmatisme économique ou renégociation de contrats. Il donne chair au travail et au capital. Il ne juge jamais mais montre chaque personnage dans sa logique. Chacun a son destin. Et le cinéaste place sa caméra en première ligne, captant la puissance du réel, exprimant tout le désespoir et tout l'espoir que véhicule cette très symbolique comédie humaine. ENTRETIEN Des mines du Borinage qu'il filmait jeune reporter dans les années 70 aux mines du Katanga qui font la matière de son nouveau film Katanga business, Thierry Michel a construit une vie de cinéaste soucieux de l'histoire des hommes. Convaincu qu'on ne peut comprendre le macrocosme sans le microcosme, il nous donne ici une leçon d'économie à travers une épopée industrielle brassant creuseurs, travailleurs et multinationales. Rencontre avec ce témoin privilégié d'un pays en plein tumulte mais aussi avec ce cinéaste soucieux d'élever la conscience du spectateur, sa capacité critique et son regard sur le monde. Pourquoi ce film sur les mines du Katanga après « Congo river » ? J'avais besoin de m'interroger sur une autre problématique et avoir un nouveau défi cinématographique. À la fin de chaque film, j'ai une sensibilité au monde qui me pousse à me demander : que faut-il faire, où faut-il aller, de quoi faut-il parler ? Et cela m'incite à m'immerger dans un coin du monde. À travers Congo river, où l'on voit notamment des creuseurs, j'ai retraversé le Katanga que j'avais traversé lors du premier repérage pour Le cycle du serpent. Dès mon premier contact avec le Congo, j'avais été impressionné par cette Afrique industrielle qui me rappelait tellement l'industrialisation wallonne qui était le sujet de mon premier film. Je voulais comprendre l'économie, d'où l'idée de faire une sorte de parabole économique à travers une saga industrielle. Mon souci a été de vulgariser des choses complexes tels investisseurs, patrons, multinationales, OPA, fusion, compétition… Et le faire dans un rapport Nord-Sud mais aussi selon les nouvelles alliances stratégiques entre le capitalisme occidental (surtout anglo-saxon dans le domaine minier : Canada, États-Unis, Australie, Afrique du Sud) et le nouveau pôle émergent que représentent l'Inde et la Chine. J'ai essayé de faire une auscultation au scanneur de l'économie katangaise. Car ce territoire immensément riche est un peu le coffre-fort de l'humanité que certains ont appelé un scandale géologique. Quelle différence entre le Pays noir de votre enfance et le sol minier katangais ? Je me suis très vite retrouvé dans mes marques dans la Gécamines. Ce grand complexe industriel m'a rappelé mes premiers reportages photos sur l'industrie sidérurgique carolorégienne. J'ai d'ailleurs rencontré au Katanga des gens formés à Liège ou à l'école de mines du Borinage. Et chez les travailleurs, j'ai retrouvé une forme de syndicalisme proche de ce qui existe chez nous. Ce qui n'est pas le Pays noir, c'est tout ce capitalisme sauvage avec les entreprises non déclarées et ces aventuriers-prédateurs venus des quatre coins du monde pour soutirer le maximum de minerai à exporter clandestinement. Dans votre démarche de cinéaste, il y a quelque chose de l'anthropologue et du sociologue ? On l'est nécessairement. Et c'est pourquoi je reviens toujours aux destins des hommes. On fait connaissance de personnalités comme le gouverneur du Katanga Moïse Katumbi, le directeur de la Gécamines Paul Fortin, l'industriel belge George Forrest, le patron chinois Monsieur Min ou l'ingénieur René Nollevaux. Facile de convaincre ces gens de participer au film ? Non, ce fut un vrai travail impliquant cinq voyages, énormément de temps, beaucoup de discussions. Ils avaient peur que cela porte ombrage aux entreprises. Il y avait des inquiétudes incroyables : qu'on filme sans le savoir des boulons mal vissés et cela pourrait avoir une répercussion sur l'actionnariat ! Au départ, il y eut des blocages. Des verrous ont mis du temps à sauter. Le problème était que du Katanga, on nous renvoyait aux services relations publiques à Londres, Johannesbourg ou Toronto. Ce fut long. J'ai dû jouer habile sur la corde. Certains ont été pris par la démarche du film et sont devenus acteurs du film comme René Nollevaux, par exemple. Parmi ces gens, le plus fascinant est Moïse Katumbi, gouverneur de la province du Katanga. Qu'en dire ? C'est un beau personnage de cinéma grâce à son ambivalence. Il est flamboyant, a le sens de la mise en scène, c'est un vrai acteur ayant une générosité à la Mobutu. C'est un richissime homme d'affaires juif italien élu démocratiquement, donc hyperpopulaire. Homme d'affaires un peu berlusconien. Il a sa télé, son club de foot et Berlusconi est une bonne référence pour lui. Il a aussi un côté Hugo Chavez. Il gère l'État comme il gère ses affaires. Il a été élu parce qu'il était très riche. Pour les Congolais, s'il est riche, il a moins besoin de s'enrichir et est donc plus apte à gérer l'État. Il a une vision, du charisme, un sens de la communication. Il est l'homme des entrepreneurs, l'étant lui-même au départ. En même temps, son côté homme politique populiste fait qu'il défend aussi les droits sociaux. Il impose des obligations aux sociétés qui viennent s'implanter dans sa province. Il est aussi dans les réseaux. Il fait sans doute de l'ombre à la présidence car son populisme a dépassé les frontières du Katanga. Donc il garde une certaine prudence et c'est pourquoi il ne se déclare pas à la présidence. Il n'a pas que des amis, fatalement. Mais il a un soutien populaire incroyable. Le travail du cinéaste face à un tel personnage, c'est de ne pas se laisser instrumentaliser et de trouver sa vérité intérieure. C'est difficile. Mais à certains moments, les situations que je filme le dépassent. Exemple : ma présence lors de la deuxième grève. La caméra participe à la dramaturgie du réel. Elle n'est pas un pur observateur anonyme, elle en est un des acteurs. Donc il faut bien définir sa place et son rôle. Pourquoi le Katanga est-il un laboratoire idéal pour comprendre la mondialisation ? Parce qu'il s'y déroule à la fois une guerre sociale et une guerre économique. Toute la géopolitique du monde se joue sur ce petit territoire. Il y a une lutte des classes entre le capital et le travail ainsi qu'un conflit d'intérêts entre les multinationales occidentales et orientales. On voit des industriels belges restés plutôt paternalistes et des patrons anglo-saxons plus radicaux. On trouve aussi les creuseurs, ces artisans condamnés, qu'on expulse et qu'on tue, les travailleurs d'entreprises d'État qui ont une tradition syndicale et les travailleurs d'entreprises sauvages qui essayent d'avoir au moins le minimum. L'Afrique, le Congo et le Katanga ont besoin de capitaux qu'ils n'ont pas. La nationalisation a montré ses limites. Donc, il n'y a que le choix du capitalisme. Mais il peut être multiple et c'est que je tente de montrer dans mon film. Cela va des investisseurs-spéculateurs qui ne marchent que pour leurs actionnaires à d'investisseurs créant vraiment des entreprises misant sur le long terme, aux investisseurs chinois qui ne capitalisent rien, débarquent avec un plan Marshall et prennent la matière première. On distingue le capitalisme boursier, tributaire de son actionnariat, et le capitalisme d'État, qui peut agir vite car il a les moyens financiers. Le film pose beaucoup d'interrogations mais semble aussi porteur d'espoir ! Effectivement, car je crois que le Katanga, qui est différent du reste du Congo, est un lieu de renaissance même si l'accouchement est difficile, avec des convulsions et de la violence. On sent une nouvelle maturité de par l'histoire et une nouvelle génération qui n'a plus de comptes à rendre avec la colonisation et l'indépendance. Elle est prête à affronter les nouveaux défis. Fabienne BRADFER Le Soir - 1er avril 2009 retour |